ICI VIVENT LES HOMMES

 

 

 

Car qui doute qu’au confluent des millions d’années-lumière et des millions de millénaires l’apparition de la vie suivie de la naissance de l’homme constitue l’événement le plus important au sein du tout depuis les origines ? C’est le seul événement capital. C’est le seul événement décisif. Il y a Dieu. Et il y a vous. Je veux dire : il y a Dieu, et il y a l’homme. D’ailleurs, Dieu s’est fait homme.

Du même coup, l’homme s’est fait Dieu. Il règne sur la Terre. Demain, il régnera sur le système solaire ; après-demain, sur sa galaxie.

Il n’y a rien d’impossible au pouvoir de l’esprit. Et il n’y a pas d’autre esprit dans le tout que l’esprit des hommes qui, on commence à savoir comment, mais personne ne sait pourquoi, a fleuri sur cette Terre.

Que font les hommes ? Ils chantent, ils rient, ils pensent, ils jouent, ils font la guerre et l’amour, ils se promènent dans les forêts ou le long de la mer : oui, bien sûr, nous verrons tout à l’heure ces prestiges et ces charmes. Mais d’abord et avant tout, ils font cette chose affolante dont les savants parlent comme ils peuvent et qu’ils expliquent vaille que vaille à coups d’ADN et d’acides aminés et avec le concours si bienvenu de la double hélice de Crick et Watson : ils vivent.

VOUS vivez. Je vis. Nous vivons. Les hommes vivent. Et ils meurent. Ils ont surgi de cette Terre, jetée dans un coin du tout, par étapes successives. On peut dire de chaque homme qu’il arrive dans la vie au jour de sa naissance – c’est-à-dire hier ou avant-hier –, ou il y a trois millions d’années, quand les hommes apparaissent, ou il y a quatre milliards d’années, quand la vie se développe, ou il y a cinq milliards d’années, quand le Soleil et la Terre se constituent et se mettent en place, ou il y a quinze milliards d’années, quand éclate le big bang. Les hommes se fichent pas mal de ces subtilités. Il leur suffit de vivre. Ils détestent la mort et ils font des enfants. Et, pour l’instant au moins, avant de nouvelles aventures et la conquête inévitable de l’espace et du tout, ils vivent en dieux sur cette Terre qui leur a donné naissance et dont ils ont fait leur royaume.

Les hommes ne sont pas seuls à vivre. La vie les précède.

Une vie innombrable les entoure. Vivent aussi, et toujours sur la Terre, des éponges, des oursins, des citronniers et des libellules. Des méduses aussi. Des chauves-souris. Des serpents. Et des rats.

Dieu, dans la Genèse, crée les poissons et les oiseaux et tout ce qui court et rampe sur la terre avant même de créer l’homme. La durée de la vie, chez ceux qui vivent, est cruellement inégale. L’éphémère ou le bombyx du mûrier, qui est le papillon du ver à soie, vivent quelques heures à peine et participent rarement à plus d’un jour du tout. L’if, le baobab, le séquoia dépassent allégrement les mille ans. À mi-chemin des uns et des autres, les éléphants ou les tortues peuvent vivre un siècle ou un siècle et demi – Borges cite quelque part le cosmographe Al-Qazivini qui, dans ses Merveilles de la Création, affirme que l’oiseau Simorg Anka, appelé aussi le Simourgh, et dont parle Flaubert dans La Tentation de saint Antoine, vit mille sept cents ans et que, quand le fils a grandi, le père allume un bûcher et se brûle.

Dans l’histoire du Simourgh résonne comme un écho de la légende du Phénix. L’homme, qui a eu longtemps la consternante habitude de mourir dans les premiers mois ou dans les premiers jours de sa vie, a réussi à allonger peu à peu la durée de son séjour sur cette Terre : trente ans, puis soixante ans, demain peut-être quatre-vingts ou cent ans. C’est ce qu’il appelle le progrès. Et, à l’extrême rigueur, on peut comprendre ce qu’il veut dire.

Vivre n’est pas seulement mourir. C’est aussi croître et se reproduire. Une pierre ne croît pas, ne se reproduit pas et ne meurt pas : elle ne vit pas. On peut admettre que l’eau, le son, la lumière, le Soleil et la Lune ne vivent pas non plus. On voit aussitôt qu’il est difficile de déterminer si le tout vit ou ne vit pas. Je soutiendrais volontiers qu’il y a une vie du tout puisque le tout croît, qu’il se reproduit et qu’il finira par mourir. Au sein du tout et du monde, la distinction est assez simple entre ce qui vit et ce qui ne vit pas. Un rhinocéros vit.

Une Ford Corvette, un téléphone, un parapluie, une molécule d’hydrogène, le détroit de Béring ne vivent pas. Même orné d’une inscription capable de nous émouvoir, un bloc de marbre ne vit pas. Il y a, bien sûr, des situations limites qui peuvent laisser place à un doute. Le corail vit, l’éponge vit, l’huître vit, mais la perle ? Les perles croissent et meurent : peut-on dire qu’elles vivent au même titre qu’un caniche ? Entre tout ce qui vit court un lien évident, plus fort encore que le lien qui unit tout ce qui existe. La Souffrance est un des éléments constitutifs de ce lien. Un chien ou un chat qui souffre, un taureau couvert de sang, un arbre ou une fleur en train de mourir suscitent dans le cœur des hommes quelque chose comme un écho. La souffrance d’un cheval dans la rue bouleverse un philosophe allemand sur le point de devenir fou. Une vipère ou un frelon écrasés, un requin mangeur d’hommes qui agonise sur le pont d’un bateau, le blé ou l’orge qu’on fauche dans les champs, l’œuf qu’on gobe d’un seul coup en perçant deux trous dans sa coquille, même les âmes les plus sensibles ne trouvent rien à y redire. Ce qui sépare les hommes de tous les autres vivants est au moins aussi fort que ce qui les unit. Une doctrine du salut par l’extinction telle que le bouddhisme, qui entraîne derrière elle des centaines et des centaines de millions de fidèles, soutient pourtant dur comme fer qu’avant de s’éteindre enfin dans le néant les âmes des hommes peuvent passer dans les grenouilles, dans les lézards, dans les guêpes, dans les chevreaux, et inversement. La vie est une grande société à peine secrète dont les membres se massacrent sans vergogne et se font souffrir les uns les autres, mais se reconnaissent aussi et se témoignent quelque chose qui ressemble à une solidarité un peu vague et le plus souvent distraite. Comme les brebis et les autruches, les hommes appartiennent à la vie. Ils lui appartiennent même si fort qu’ils en oublient le plus souvent qu’ils appartiennent aussi à l’être.

La vie passe chez ceux qui vivent pour le bien le plus précieux. Mourir, pour un vivant, c’est tout perdre sans recours.

Quand un homme meurt, ceux qui l’aiment se désolent beaucoup plus que s’il mène une vie inutile ou néfaste ou s’il se déshonore. Même chez les bouddhistes pour qui la vie est un désastre mais qui ne savent jamais en quoi ils risquent de se changer, quitter la vie est un malheur. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le plus grand des poètes allemands dit la même chose en mieux : « Wie es auch sei, das Leben ist gut. » Quelle qu’elle soit, la vie est belle.

La vie est dure, la vie est cruelle, la vie est l’injustice même.

Ne parlons même pas des langoustes qu’on jette vivantes dans l’eau bouillante ni des chevaux ou des bœufs à qui leurs maîtres crevaient les yeux pour qu’ils tournent sans se laisser distraire par le spectacle du monde la roue à laquelle ils étaient attachés. Qui n’a pas été pris de pitié devant le sort d’un âne en train de crouler sous sa charge avec un regard résigné ? Les ânes, les pauvres ânes, qui nous déchirent le cœur quand ils braient dans une île grecque à la tombée du jour, ne sont pas seuls à souffrir. Il arrive aux lézards de perdre leur queue, aux chats de perdre un œil, aux chiens de perdre une patte. Alors, on abat les chiens comme on abat les chevaux quand ils se sont blessés ou on leur met une jambe de bois.

Le sort des hommes ne vaut pas mieux et il nous touche de plus près que celui des homards : dans les camps de concentration, dans les mouroirs de Calcutta ou dans les sables desséchés du Sahel, dans les mines du Transvaal ou de Sibérie ou sur les favelas de Rio de Janeiro, sur les chevalets de torture, dans les hôpitaux de banlieue et, bizarrement, dans les châteaux Renaissance ou dans les villas de Floride ou de Californie, les hommes souffrent autant, et plus, que les chiens, les chats, les lézards ou les ânes. La suite des souffrances des hommes dans l’histoire constitue une liste sanglante et interminable. Et aux époques les plus heureuses, dans les régions les plus protégées, il n’y a pas d’homme qui puisse dire qu’il n’a jamais souffert. Et, ce qu’il y a peut-être de pire, les uns souffrent plus que les autres : l’injustice de la vie en rajoute sur sa cruauté. N’importe. Tous aiment la vie. Ou presque tous. Malgré les chagrins, les trahisons, la maladie, la souffrance, le nombre de ceux qui la quittent volontairement est infime. Il est même surprenant de voir à quel point tous ceux, juifs, chrétiens, musulmans, qui croient à un autre monde meilleur ont de la peine à quitter celui-ci. « Wie es auch sei... » La vie est le bien suprême.

Les hommes n’ont qu’une vie. Ils y tiennent. Longtemps, pendant des millénaires et des centaines de millénaires, ils se sont d’abord occupés de ne pas la perdre aussitôt après l’avoir reçue et de la conserver tant bien que mal. Et c’est une espèce de miracle, dont on s’étonne bien peu, que la vie et les hommes aient obstinément survécu à tout ce qui les menaçait.

Plus tard, ils ont cherché, par tous les moyens à leur disposition, et fût-ce au détriment de celle des autres, sacrifiée sans remords, à améliorer leur vie et à l’orner, à la rendre plus sûre, plus longue, plus efficace et plus belle. La guerre, la science, les techniques, la médecine, la féodalité, l’économie politique, le confort de la bourgeoisie et toute la splendeur des arts dans les châteaux de la Loire ou dans les palais de Venise sortent en partie de cet amour de la vie. Par un chemin différent, et souvent opposé, la lutte des classes aussi. Et le socialisme. Et tout le reste également. L’idée de bonheur est le triomphe de la vie. D’une vie qui n’en finit pas d’épuiser tout le possible jusqu’à la contradiction et à sa propre négation : la vie est capable de tout. Pourvu qu’elle soit.

La vie tourbillonne dans le tout. Elle l’anime. Elle le colore. Elle meurt sans cesse et elle renaît. Elle n’est rien en elle-même : elle n’a pas d’existence propre en dehors des créatures successives dans lesquelles elle s’incarne. À travers elles, en tout cas, et surtout à travers l’homme qui la transfigure par la pensée et la fait accéder à une nouvelle dignité, la vie est la pointe extrême et l’aiguillon du tout qu’elle cherche à dominer et à reprendre à son compte. Avec une évidence éclatante, la vie est la fille et la rivale du tout.

D’une façon plus secrète, et presque avec une sorte de dissimulation, la vie est aussi la fille et la rivale de l’être. L’exubérance de la vie, ses exigences, ses charmes, ses miracles sans nombre éclipsent et camouflent l’être. La Vie est là pour éloigner l’être et pour le faire oublier. Elle y réussit sans trop de peine. Elle prend mille formes diverses, plus gaies, plus utiles, plus inattendues, plus invraisemblables les unes que les autres. On dirait qu’elle s’amuse, au milieu de tant de souffrance et de tant de plaisirs, à donner le vertige et à étourdir.

Elle entoure l’homme de ses prestiges et de ses tentations et le détourne de l’être pour le rejeter vers le tout où elle brille de tous ses feux et où paradent, grâce à elle, à longueur de journée, de siècle, de millénaire, avec un aplomb infernal et le poing sur la hanche, les orchidées et les banians, les rouges-gorges, les oiseaux-mouches, les coccinelles, les flamants roses, les scorpions, très subtils, les éléphants, très sages et très vieux, les carpes dans leurs étangs, les koalas sur leurs arbres, les rhizopodes dans leurs marais, les guépards, les sapajous. Et le cheval.

Presque rien sur presque tout
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